Bazar Zoulou
Françoise Huguier

La collection d'objets populaires de Françoise Huguier

du 4 octobre au 28 décembre 2019
> vernissage jeudi 3 octobre à 18h30

L'objet lui-même est donc caché, mais doit communiquer par son enveloppe notre identité sociale ou, plus singulièrement, notre identité personnelle. Les objets, source d'inspiration pour mes images, sont conservés chez moi comme un carnets de voyage. Prendre une photo est d'abord un concept immatériel, je vois, je shoote. Alors qu'avec un objet en volume, je m'approprie d'emblée une histoire que ne m'appartient pas. L'objet concret m'inspire nécessairement un concept de reportage, racontant le contexte économique et social de l'époque.

Ça a commencé à Jakarta en 1975, avec les panneaux en bois peint des cyclo-pousse indonésiens, que je considère comme un art populaire. A Singapour, tous les objets en papier et en bambou - Mercedes, costumes, palais chinois... - offerts aux défunts puis brûlés au
cimetière m'ont amenés à photographier les cérémonies, le théâtre chinois et les emballages de médicaments. Au Japon, à la piscine de Tokyo Summerland, les détails de ces corps au visage voilé par un tissu pour se protéger du soleil, sont pour moi une réminiscence des marques traditionnels et les prémices des robots du XXIè siècle. A Saint-Petersbourg, en faisant des natures mortes dans les appartements communautaires, m'est venue l'envie impérieuse de trouver des objets-témoins de l'époque soviétique. Tel ce livre représentant les couronnes mortuaires le Lénine, référence historique et stylistique introuvable actuellement.

Ce cabinet de curiosités rassemblant mes objets et mes photos, est à la fois mon microcosme et ma manière de pénétrer les secrets intimes du monde, la rencontre de réel des objets et du
virtuel des images, l'incarnation d'une culture et d'un art populaire. Je ne suis pas une collectionneuse, plutôt une ramasseuse, au gré de mes inspirations.

Françoise Huguier est photographe. Membre de l'Agence Vu, elle est connue pour ses photographies de mode et ses reportages dans différents pays. Elle a longuement collaboré avec le journal Libération.

Le Bazar Zoulou selon Gérard Lefort

Comme un paradoxe excitant, c'est peut-être quand elle est au plus proche d'un modèle autobiographique que Françoise Huguier s'en éloigne le plus. Pour preuve sa dernière obsession, sa nouvelle passion : photographier une partie de son intense collection de bibelots, bidules et autres trucs qu'elle et son mari Patrice ont glanés au hasard de leurs nombreuses pérégrinations et stockés dans leur maison. Une visite in situ permet de comprendre. Jouets, sculptures, tableaux, vaisselles en tout genre, quincailleries de toutes espèces, il y en a partout venant de partout : Russie, Cameroun, Mali, Ghana, Corée du Sud, Chine, Japon ou Bretagne. Tous rangés et arrangés selon une logique de la coïncidence dont seule Françoise connaît le secret. Elle dit même que parfois elle s'y perd, s'y égare quand ayant caché certains objets plus précieux que d'autres, elle ne les retrouve plus.
C'est quoi ce bastringue ? Un musée imaginaire ? Un cabinet de curiosités exotiques ? Un bazar zoulou ? Tout ça à la fois. Mais aussi une vision « objectale » du monde. Elle dit : « Comprendre les gens par leurs objets domestiques, apparemment les plus ordinaires et quotidiens. » Et c'est ainsi que dans certains appartements de Séoul elle apprend que les papiers peints, y compris au plafond, sont hantés par des figures de fantômes familiaux. Ou à Bangkok, qu'une automobile entièrement doublée de motifs Hello Kitty est un peu plus qu'un véhicule. Et cette boîte de conserve rouillée ramassée sur un dépotoir en Sibérie ? Du corned-beef, reliquat d'un cadeau de l'armée américaine à l'Armée rouge au temps de la guerre contre les nazis. Et cette mini-gravure sur ivoire ? Une défense de morse travaillée par quelque artisan inuit. Et cette étoile rouge en tôle rongée ? Un emblème soviétique qui surmontait les tombes dans les cimetières du Goulag.
Les collections hétéroclites et bizarroïdes de Françoise Huguier sont comme une sono mondiale qui lui parle. Une conque à laquelle elle collerait son oreille pour écouter des océans de vie. À condition que tout ce foutoir excentrique soit commenté, sous-titré, légendé ? Certes, mais pas seulement. Elle dit : « Raconter mon parcours de photographe avec des objets, c'est peut-être finalement plus intéressant que de raconter ma vie. Et c'est pour ça que j'ai entrepris d'en photographier une partie. » Intéressant et rêveur. Car cette sélection en vue d'une exposition, et sans doute d'un livre, n'est évidemment pas organisée selon des critères réglo (par exemple par pays) mais désorganisée par des mots clefs qui ouvrent des serrures autrement imaginaires : « couleur », « thé », « masque ». Des objets qu'elle a systématiquement détourés sur fond blanc, non pas tant pour les fétichiser en les isolant mais pour attiser entre eux les feux de nouvelles concordances et coordinations. L'entreprise n'a rien d'une édification monumentale et encore moins d'un mausolée.
Sur une des terrasses de sa maison, Françoise Huguier a installé, façon bouddhiste, un autel de ses ancêtres où on aperçoit des portraits de ses parents ou de sa sœur décédée. Mais ce culte n'est pas seulement celui de ses racines, il est aussi un hommage païen aux dieux lares, protecteurs de la maison-monde. Des divinités bienveillantes qui rappellent que nous procédons tous d'un en deçà qui excède la biographie familiale et ses déterminismes rabat-joie, que nous sommes tous de joyeux ancestraux.

Gérard Lefort est critique de cinéma. Il a, comme Françoise Huguier, longuement collaboré avec le journal Libération dont il a été responsable du service Culture.
Ce texte est extrait du Reporters sans frontières n°57 (Printemps 2018).

LES TEXTES DES ATELIERS D'ECRITURE

Animés par Elise Vandel, les ateliers d'écriture sont à chaque exposition l'occasion d'une redécouverte réjouissante des œuvres et des scénographies.

Voici une des contributions des participants :

Lorsque le directeur du magazine «Clichés d'Ailleurs » pour lequel je travaillais depuis bientôt cinq ans m'avait appelée au téléphone, je me trouvais en Asie en train de saisir à coups de clics de Leica l'âme de ce continent que je ressentais à la fois comme délicat et fêbrile.
A bord de touk-touks cahotants, je me rendais de temples célestes aux long bouddhas dorés au fleuve Mékong à bord de jonques propulsées par des moteurs toussotants.
Dans les bordels de Bangkok ouverts aux quatre vents, j'ai été surprise et éblouie par le courage de ses femmes offertes au corps doré et nu paré pour tout habit de leur longue chevelure lisse pareille à des plumes de jais tombant sur leurs cuisses.
Les clients éméchés – touristes pour la plupart – se pressaient sous les néons blanchâtres pour choisir celle qui leur donnera un plaisir éphémère. Ils étaient si fébriles qu'ils ne pensaient plus à négocier le montant de l'amour, les femmes le savaient et prenaient leur maigre revanche en multipliant le prix.
Sur une affiche d'une autre époque collée sur un mur du bordel, comme une erreur de casting : un couple de marins russes enlacés, jumeaux énamourés dans leurs costumes blancs immaculés, un béret à pompon rouge dressé sur la tête.
Le directeur du magazine me sermonna pendant plusieurs jours. Peu lui importait les décalages horaires entre Bruxelles et moi, je finis par me sentir harcelée par ses appels à toute heure du jour et de la nuit.

- Ecoute-moi finit-il par lâcher, tu es restée suffisamment en Asie, ça suffit maintenant, j'ai besoin de toi pour partir en Afrique. Gilles qui travaillait là-bas est malade et a dû être rapatrié, je pense qu'il est tant pour toi de quitter ton petit confort pour aller te frictionner à l'Afrique.
- Mais enfin, je n'ai envie de me frictionner comme tu dis à rien du tout !
- C'est à prendre ou à laisser finit-il par lâcher menaçant.
- Laisser voulait dire démissionner du journal et ça je ne le voulais pas, c'était pour moi comme tirer un trait sur ce métier que j'aimais tant et auquel j'avais sacrifié ma vie personnelle.

Je m'envolai quelques semaines plus tard vers ce continent immense l'Afrique. A moi, les momies emmaillotées d'Egypte, les statuettes percées de clous rouillés du Mali, les hommes touaregs au regard brûlant souligné de khôl et à la peau teintée de l'indigo de leurs voiles. Je les rencontrais sur les rives du fleuve Niger à Segou vendant leurs plaques de sel, scintillants sous le soleil brûlant comme des dizaines de miroirs. Dans les rues de Bamako, des coiffeurs tressant des nattes colorées sur la tête des femmes à l'ombre d'un fromager. Les imitant, des enfants aux crânes tondus coiffaient des poupées roses et blondes made in China.
Le désert blanc, immense du Sahara - jonché de météorites noires et luisantes - dont la ligne d'horizon vibre sous l'incandescence du soleil de l'après-midi.
A moi ce continent mystérieux et tellement vivant.
A moi, l'Afrique immense, solaire et poussiéreuse qui me fera un temps oublier l'Asie.

Catherine Lafite